L'invasion de la Yougoslavie par l'Axe
Les puissances de l'Axe envahirent la Yougoslavie le 6 avril 1941. La principale raison invoquée était l'annonce du gouvernement qu'il n'honorerait pas ses obligations définies par l'accord du 25 mars 1941. Celui-ci marquait le ralliement du pays à l'Axe et aurait ouvert le passage sur son territoire des troupes allemandes en route vers la Grèce.
La signature du Pacte tripartite liant les partenaires de l'Axe avait suscité de nombreux débats et une profonde division au sein du gouvernement yougoslave. Le Prince Paul en était un fervent partisan et avait eu le dernier mot. L'annonce de l'accord le 25 mars avait été mal accueillie dans de nombreuses régions, notamment en Serbie et au Monténégro. Deux jours plus tard, les militaires serbes renversèrent la régence et placèrent le roi Pierre, alors âgé de 17 ans, sur le trône tout en dénonçant la décision du gouvernement précédent de rejoindre l'Axe. Malgré les tentatives du Premier ministre, le colonel Dusan Simovic, de retirer ses déclarations, Hitler était furieux, et donna l'ordre d'envahir la Yougoslavie le 27 mars. À partir du 6 avril, des unités allemande, italienne, hongroise et bulgare se mirent en marche. Onze jours plus tard, après la fuite du gouvernement Simovic et du roi Pierre à Londres (en passant par Alexandrie, en Égypte), le pays se rendait aux puissances de l'Axe.
La Yougoslavie fut démantelée et les tensions ethniques exploitées afin de renforcer ses nouvelles frontières. L’Allemagne annexa le nord et l'est de la Slovénie et occupa le Banat serbe, région peuplée par une minorité allemande non négligeable. En Serbie même, elle établit une administration militaire basée à Belgrade. L'Italie annexa le sud et l'est de la Slovénie, occupa la côte le long de la mer Adriatique (Monténégro inclus) et rattacha le Kosovo-Metohija à l'Albanie, qu'elle avait annexée en avril 1939. Pavelic à sa tête comme Poglavnik (chef), le régime Oustachi (Ustasa) proclama l'« État indépendant de Croatie », parrainé par l'Allemagne et l'Italie, qui annexèrent la Bosnie-Herzégovine. La Hongrie reçut les régions de Backa et Baranja, dans le nord-est, et la Bulgarie occupa la Macédoine et la petite province serbe de Pirot.
L'Allemagne et l'Italie divisèrent la Croatie en zones d'influence, malgré son nouveau statut proclamé, et y postèrent des troupes. Les conflits liés à la politique et aux tactiques de l'Allemagne et de l'Axe eurent un impact direct sur le sort des Juifs de Yougoslavie.
LA SERBIE
L’Allemagne établit une administration militaire en Serbie en avril 1941, ainsi qu'une administration locale et une police supervisées par le gouvernement fantoche de l'ancien général yougoslave Milan Nedic. Au cours de l'été, les autorités allemandes internèrent la plupart des Juifs et des Tsiganes dans des camps de détention : Topovske Supe, Dedinje Sabac, Nis, et plus tard, Semlin (Sajmiste) de l'autre côté de la frontière en Croatie. Peu après, le mouvement partisan communiste et celui des Tchétniks, mouvement nationaliste serbe dirigé par Draza Mihailovic, organisèrent un soulèvement en Serbie et en Bosnie qui cause des pertes considérables au sein de la police et de l'armée allemandes. Hitler donna alors l'ordre d'exécuter 100 otages pour chaque mort allemand (incluant ceux qui vivaient en Serbie et dans le Banat).
À la fin de l'été et à l'automne 1941, les militaires et policiers allemands profitèrent de cette directive pour abattre pratiquement tous les hommes juifs serbes (environ 8000 personnes), 2000 communistes ou perçus comme tels, des nationalistes serbes et des démocrates de l'entre-guerre, et un millier d'hommes tsiganes. Les femmes et enfants juifs furent raflés et incarcérés dans le camp de détention de Semlin à l'automne 1941. L'hiver suivant, le bureau de la sécurité du Reich envoya un camion à gaz (un compartiment hermétiquement fermé qui servait de chambre à gaz) à Belgrade. Entre mars et mai 1942, 6280 personnes furent exterminées, soit tous les Juifs et presque toutes les femmes et tous les enfants du camp de Semlin. Cet été-là, il n'y avait pour ainsi dire plus de Juifs en Serbie, à part ceux qui avaient rejoint les partisans ou avaient réussi à se cacher.
LA CROATIE
Dans l’État fantoche de Croatie, le règne de la terreur instauré par les Oustachis semait le chaos. De fait, dans les campagnes, ce sont alors les troupes allemandes et italiennes qui géraient le pays. Le régime assassina et chassa des centaines de milliers de Serbes résidant sur son territoire. Dans les zones rurales, les unités croates et la milice oustachie incendiaient des villages serbes et massacraient les habitants, ayant souvent recours à la torture et au viol. Au total, entre 1941 et 1942, les autorités croates tuèrent entre 320 000 et 340 000 Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine.
À la fin de 1941, environ deux tiers des 32 000 Juifs de Croatie avaient été emprisonnés dans des camps croates, à Jadovno, Kruscica, Loborgrad, Djakovo, Tenje, Osijek et Jasenovac. Dans ce dernier, situé à une centaine de kilomètres de Zagreb, la capitale, les oustachis assassinèrent entre 12 000 et 20 000 Juifs. Au cours de deux opérations, en août 1942 et mai 1943, les autorités transférèrent 7000 Juifs aux Allemands, qui les emmenèrent à Auschwitz-Birkenau. Environ 3000 d'entre eux purent échapper à la déportation, le plus souvent parce qu'ils étaient mariés à des non-Juifs, ou parce qu'ils avaient pu fuir vers la zone italienne de la Yougoslavie.
En général, les autorités italiennes rejetaient ou évitaient les demandes de transfert des Juifs. Elles choisirent de rassembler ceux-ci dans le camp de l’île de Rab, sur la côte Adriatique. Quelques centaines d'entre eux furent également déplacés au sud du pays. Après la reddition italienne aux Alliés en septembre 1943, l’Allemagne occupa la zone italienne de la Yougoslavie. Les partisans yougoslaves libérèrent 3000 Juifs de l'île de Rab avant l'arrivée des Allemands et les aidèrent à échapper à la capture.
Par ailleurs, les autorités croates éliminèrent pratiquement toute la population tsigane de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, soit au moins 25 000 hommes, femmes et enfants, dont 15 à 20 000 d'entre eux dans les camps de Jasenovac.
LA YOUGOSLAVIE SOUS OCCUPATION HONGROISE ET BULGARE, LE KOSOVO-METOHIJA
En janvier 1942, des unités hongroises fusillèrent plus de 3000 personnes (2500 Serbes et 600 Juifs) dans la ville de Novi Sad, au nord-est du pays, officiellement par mesure de représailles suite à un sabotage. Cependant, la Hongrie refusa de déporter les Juifs de Backa et Baranja. En mars 1944, les Allemands occupèrent la Hongrie et négocièrent le déplacement des Juifs hongrois. Deux mois plus tard, les unités de gendarmerie concentrèrent les 16 000 Juifs de ces deux régions dans les camps de transit de Backa-Topolya, Baja et Bacsalmas. De là, ils furent déportés à la frontière du Generalgouvernement en juin, puis remis à la police allemande, qui les transporta à Auschwitz-Birkenau. La majorité d'entre eux mourut dans les chambres à gaz.
En Macédoine et dans la province serbe de Pirot, l'armée et la police bulgares concentrèrent pratiquement toute la population juive, plus de 7700 personnes, dans le camp de transit de Skopje, en mars 1943. Les autorités bulgares les transportèrent vers la frontière serbe pour les remettre aux Allemands, qui envoyèrent les convois au centre de mise à mort de Treblinka, en Pologne occupée. Pratiquement aucun des Juifs de Macédoine et de Pirot de survécut.
Au Kosovo, annexé par l'Albanie et sous autorité italienne, environ 400 Juifs furent incarcérés à Pristina. La plupart d'entre eux étaient originaires de la région, mais d'autres étaient des réfugiés de Serbie. Au printemps 1944, les Allemands en déportèrent plus de 300 à Bergen-Belsen, où presque tous périrent.
LA COLLABORATION EN YOUGOSLAVIE
Pour mettre en place leur politique dans la Yougoslavie démantelée, les Allemands pouvaient compter sur plusieurs entités, dont le gouvernement fantoche de Nedic en Serbie, qui avait une gendarmerie et une police politique. Ils avaient également l'appui des bureaucrates albanais, des militaires et de la police bulgare, des gendarmes hongrois, et du gouvernement croate accompagné de sa milice oustachie. Tous participaient à la déportation et au meurtre des Juifs, des Tsiganes, des communistes et tout autre opposant politique à la Yougoslavie. Dans leur combat contre les partisans communistes, les Allemands, et surtout les Italiens, bénéficiaient de la collaboration des Tchétniks de Mihailovic. En effet, au fur à mesure que la défaite allemande approchait, ceux-ci cherchaient à s'en prendre aux communistes plutôt qu'aux puissances de l'Axe.
Le recrutement pour la Waffen SS visait largement les Allemands de la Banat, la Backa, la Baranja et la Croatie. Dans la Banat et en Slovénie, les Allemands étaient soumis à la même conscription que ceux vivant en Allemagne. Beaucoup se portèrent volontaires pour le service au sein de la Waffen SS ou des forces de police dans la Banat et en Serbie. D'autres se voyaient enrôlés de force. Au printemps 1943, la SS recruta des musulmans bosniaques pour former la 13e division de montagne Handžar. Ceux-ci s'avérant peu fiables en dehors de leur base, ils ne furent déployés en Bosnie qu'entre février et octobre 1944.
Quand les troupes allemandes occupèrent l'Italie en septembre 1943, la SS et la police à Trieste furent chargées des rafles et du transport des Juifs au nord-est du pays et dans la Slovénie annexée vers Auschwitz. Pour mettre ces opérations en place, dont 5000 Juifs furent victimes, les Allemands recrutèrent une main-d'œuvre supplémentaire, notamment parmi les Slovènes.
LE RETRAIT ALLEMAND DE YOUGOSLAVIE
Quand la Roumanie quitta les forces de l'Axe pour rejoindre les Alliés le 23 août 1944, la position allemande dans les Balkans devint intenable. À l'automne, les troupes allemandes évacuèrent la Grèce, la Serbie, l'Albanie et la Bosnie-Herzégovine. Elles continuèrent le combat au côté des Croates dans le nord-ouest de la Yougoslavie jusqu'à la fin avril 1945, quand elles se rabattirent sur l'Autriche avec les derniers dirigeants du régime oustachi.
Entre 1941 et 1945, les Allemands et leurs partenaires de l'Axe massacrèrent plus de 67 000 Juifs sur le sol yougoslave, dont plus de 3500 réfugiés. Environ 14 000 d'entre eux survécurent, grâce à des parents ou des voisins qui les avaient cachés ou parce qu'ils avaient rejoint les mouvements partisans de résistance. Plus d'un millier moururent au combat. Après la guerre, plus de la moitié des 14 000 survivants émigra en Palestine (après 1948, Israël), de sorte qu'en 1950, il restait à peine 6500 Juifs en Yougoslavie.
Quant aux Tsiganes de Yougoslavie, les Allemands et leurs partenaires de l'Axe, notamment les Croates, en exterminèrent 27 000. L'Oustachi en extermina environ 20 000 dans les camps de Jasenovac, et peut-être jusqu'à 6000 autres dans la campagne croate et bosniaque. Les soldats et la police allemands fusillèrent les survivants, entre 1000 et 2000, en Serbie.
Après la guerre, nombre des responsables au sein des autorités d'occupation en Serbie furent extradés vers la Yougoslavie communiste pour y être jugés, dont le chef SS de police à Belgrade August Meyszner. Quant à Nedic, on ne sait pas s'il s'est suicidé ou s'il fut tué par les autorités yougoslaves le 4 février 1946, après avoir été envoyé en Yougoslavie par les Américains pour témoigner contre les Nazis.
Plusieurs des dirigeants oustachis, dont Ante Pavelic et Andrija Artukovic, prirent la fuite vers le continent américain en passant par l'Autriche et l'Italie. Pavelic vécut en Argentine jusqu'à ce qu'une tentative d'assassinat contre lui en 1957 le pousse à commencer une nouvelle vie dans l'Espagne de Franco, où il mourut deux ans plus tard. Artukovic arriva aux États-Unis en 1946 sous une fausse identité. En 1953, il reçut l'ordre de quitter le pays. Cependant, le tribunal de l'immigration de Los Angeles suspendit l'arrêté d'expulsion, arguant que, en tant que Croate, il serait sujet à une discrimination politique dans la Yougoslavie communiste. En 1978, après des modifications de la loi, la cour annula la suspension et l'OSI (Office of Special Investigations) entama la procédure d'expulsion l'année suivante. Celle-ci était toujours en cours quand Artukovic fut extradé en 1986. Les autorités yougoslaves engagèrent des poursuites judiciaires et il fut condamné à la peine capitale. La sentence ne fut cependant pas appliquée, peut-être intentionnellement. Artukovic décéda de mort naturelle en prison.
Après la Seconde Guerre mondiale, l'union yougoslave fut rétablie sous autorité communiste, mais ses dirigeants tombèrent avec le bloc soviétique en 1948. En 1991-1992, elle fut à nouveau dissolue, cette fois à cause d'une guerre civile imminente qui poussa la Slovénie et la Croatie à déclarer leur indépendance. La propagande virulente de cette décennie qui soutenait la violence en Yougoslavie comprenait de nombreuses références aux événements de l'Holocauste dans la région.
Références de lecture complémentaire
Jozo Tomasevich, War and Revolution in Yugoslavia, 1941–1945 : Occupation and Collaboration (Stanford, California : Stanford University Press, 2001).
Holm Sundhaussen, « Jugoslawien », in Wolfgang Benz éd., Dimension des Völkermords : Die Zahl der jüdischen Opfer des Nationalsozialismus (Munich : R. Oldenbourg, 1991), pp. 311-330.
Gerhard Grimm, « Albanien », in ibid., pp. 229–239.
Dennis Reinhardz, « Damnation of the Outsider : The Gypsies of Croatia and Serbia in the Balkan Holocaust », in David Crowe et John Kolsti, éd., The Gypsies of Eastern Europe (Armonk, N. Y.: M. E. Sharpe, 1992), pp. 81–115.
Michael Frucht Levy, « “The Last Bullet for the Last Serb” : The Ustasa Genocide against the Serbs, 1941–1945 », Nationalities Papers, vol. 37, n. 6 (Décembre 2009), pp. 807–837