Un camp d'internement

Le 5 septembre 1939, les autorités françaises publièrent une liste d'« ennemis officiels » de l'État. Ceux-ci se voyaient dans l'obligation de se présenter à des lieux de rassemblement. Le décret visait les hommes allemands et autrichiens de 17 à 50 ans, dont ceux récemment devenus apatrides. Ces « ressortissants ennemis » furent ainsi regroupés et envoyés dans des camps d'internement partout en France. Le camp des Milles était l'un d'eux.

Après la déclaration de guerre à l'Allemagne, l'administration se dépêcha donc de transformer l'ancienne tuilerie qu'était Les Milles, dans le sud de la France entre Aix-en-Provence et Marseille, pour en faire un camp d'internement pour ressortissants ennemis. Au cours des mois précédant la chute de la Troisième République, nombre d'entre eux étaient en fait des réfugiés fuyant le Troisième Reich et la politique anti-intellectuels et antisémite nazie. Il faut noter qu'au début, sous l'autorité du capitaine Charles Goruchon, la discipline était peu rigoureuse. Il laissait les prisonniers faire leurs prières dans la cour centrale, et ceux-ci pouvaient être libérés s'ils s'engageaient dans la Légion étrangère ou comme « prestataires » non combattants.

La vie culturelle aux Milles

Une communauté intellectuelle et artistique dynamique se développa dans le camp. Les premiers mois, plusieurs personnalités allemandes y étaient internées, comme Hans Bellmer et Max Ernst, et entre 1939 et 1942, ce sont plus de 400 œuvres qui furent créées sur le complexe, ainsi que des peintures murales. Elles dépeignaient souvent la situation carcérale : Hans Bellmer, par exemple, incorporait des briques dans nombre de ses dessins, en référence au passé des lieux (le site des Milles avait été une tuilerie-briqueterie) et à sa propre incarcération. Le dessin de Max Ernst intitulé « Les Apatrides » fait allusion aux prisonniers victimes des persécutions nazies déchus de leur nationalité.

Beaucoup des peintures murales se trouvaient dans le réfectoire des gardiens, d'ailleurs fréquemment appelé la « salle des peintures murales ». La plus importante était une représentation satirique du « Banquet des nations », avec des convives attablés vêtus de tenues du monde entier se nourrissant des mets de leurs pays. Ce thème reflète la variété de prisonniers, venus de partout. On attribue la fresque à Karl Bodek, qui fut ensuite assassiné à Auschwitz.

Lion Feuchtwanger, un écrivain juif-allemand, fut brièvement emprisonné aux Milles. Après s'être échappé d'une Europe déchirée par la guerre pour se rendre aux États-Unis, il retraça son internement dans ses mémoires « Le Diable en France », publiés en 1941.

La population carcérale

En avril 1940, la population n'était plus que de 400 prisonniers. Ils furent relocalisés au camp de Lambesc quand les autorités françaises fermèrent temporairement le camp, pour le rouvrir le 19 mai. Le gouvernement ordonna à nouveau l'arrestation et l'internement d'étrangers vivant en France, environ 3000, dont beaucoup furent envoyés aux Milles. Alors que les Allemands poursuivaient leur avancée et que l'effort de guerre français ne portait pas ses fruits, 2000 prisonniers furent transférés au camp de Saint-Nicolas, près de Nîmes. Après la signature de l'armistice le 22 juin, les autorités acceptèrent de remettre les prisonniers aux Allemands, comme ceux-ci l'avaient exigé. Parmi ces prisonniers, certains avaient été internés aux Milles, et comme les autres, ils furent envoyés à Dachau. En juin 1940, le camp était surpeuplé, avec jusqu'à 3500 détenus.  

Un camp de transit

En octobre 1940, le gouvernement collaborateur de Vichy promulgua une loi autorisant l'internement des « étrangers de race juive » dans des camps français. Les Milles fut donc transformé en un camp de transit pour ces étrangers qui comptaient émigrer. Le mois suivant, en novembre, Vichy transfèra l'administration du camp, jusqu'ici tenu par l'armée, aux gardes mobiles, une branche de la police française. Robert Maulavé en prit le commandement. Pendant cette période, les Juifs étrangers, qui attendaient de pouvoir quitter le pays, vécurent dans des conditions terribles. Pour beaucoup, l'attente était vaine puisqu'après juillet 1941, émigrer fut rendu impossible.

Au mois de novembre 1941, il y avait 1365 prisonniers aux Milles, vivant dans des lieux exigus et dans des conditions d'hygiène déplorables. Étant donné le manque de ressources, des groupes d'assistance tentèrent d'apporter un peu de secours. Le 9 octobre 1941, le rabbin Langer, représentant de l'Alliance israélite universelle (un organisme d'aide basé à Paris) visita le camp et en fit la description suivante:

Dehors, tout au bout du camp, on trouve une dizaine de récipients pour faire des feux de fortune, un maigre effort pour apporter ne serait-ce qu'un repas à peu près convenable au moins une fois par jour aux internés les plus nécessiteux qui, ne disposant d'aucune ressource personnelle, n'auraient sinon rien d'autre que la nourriture fournie par les autorités du camp1

Lorsque André Jean-Faure, inspecteur des camps pour le gouvernement de Vichy, visita Les Milles en octobre 1942, il y trouva également des conditions désastreuses. Les rations alimentaires étaient insuffisantes, les détenus recevant 100 à 200 grammes de légumes secs par jour au lieu des 600 grammes dont ils avaient besoin. Quand Jean-Faure rapporta la situation, il expliqua que le surpeuplement avait entraîné la propagation des poux et des puces, et que c'était complètement inacceptable.2

Principales déportations à partir de la France, 1942-1944En août 1942, les premières vagues de déportation commencèrent dans la zone Sud non occupée. Au 3 août, les autorités françaises avaient fermé le camp des Milles. À cette époque, il était encore possible de confier des enfants juifs à des organismes de secours. Le 10 août, 70 d'entre eux, âgés de 5 à 18 ans, quittèrent les Milles pour l'Hôtel Bompard. Le lendemain, les autorités de Vichy emmenaient les premiers convois de Juifs. Au total, 2000 d'entre eux, d'abord internés aux Milles, furent remis aux Allemands, dont environ 1500 furent envoyés à Auschwitz en passant par Drancy, dans la banlieue parisienne.

Fermeture du camp

Le 8 novembre 1942, le gouvernement de Vichy annonça que plus aucun visa de sortie ne serait délivré. Le camp des Milles, n'étant donc plus en mesure d'assurer sa fonction de passage avant émigration, ferma ses portes. Les prisonniers encore entre ses murs furent déplacés aux camps de Gurs et Rivesaltes. La fermeture définitive prit effet en décembre 1942.

Commémoration

En 1982, le gouvernement français annonça le projet de destruction de la « Salle des peintures murales ». Le CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives de France), la ville d'Aix-en-Provence ainsi que des associations de survivants et de résistants, se mobilisèrent pour la sauver et demandèrent à la considérer comme monument historique. En 1985, leurs efforts furent récompensés, avec l'inauguration d'une stèle commémorative, la naissance d'un Comité de coordination pour la sauvegarde du Camp des Milles, et la création d'un Musée mémorial de la Déportation, de la Résistance et de l'Internement.

En 1990, le Comité de coordination inaugura un Chemin des Déportés en hommage aux victimes et deux ans plus tard, installa un Wagon du souvenir sur les lieux d'où commençaient les déportations. En 1993, il entreprit de restaurer la Salle des peintures murales. Puis en 2004, le camp dans son entier fut classé monument historique. Enfin en 2009, le Premier ministre François Fillon déclara la création de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation, chargée de la gestion du monument.

En 2012, le Site-Mémorial du Camp des Milles ouvrit au public. C'est le seul camp d'internement et de déportation toujours intact et accessible. Lors de sa visite la même année, Simone Veil, survivante de la Shoah et femme politique, souligna l'importance de tels lieux de mémoire:

C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai visité le camp des Milles et contemplé ses peintures, en pensant à la souffrance, mais aussi au courage de ceux qui les ont réalisées, avant de disparaître dans "la nuit et le brouillard". Souvenons-nous d'eux, préservons leurs dernières œuvres qui sont pour nous un message.3

Enfin, en 2015, l'UNESCO choisit les Milles pour lancer sa nouvelle Chaire, « Éducation à la citoyenneté, sciences de l'homme et convergence des mémoires ».