La législation antijuive en Afrique du Nord
Souvent compris comme une tragédie limitée au continent européen, la Shoah s'est étendu bien au-delà de ses frontières, notamment dans le monde musulman de l'Afrique du Nord. Le régime de Vichy institue des lois raciales dans ses territoires nord-africains dès octobre 1940. Elles sont alors mises en place de manière inégale en fonction du système législatif existants et des réalités de la guerre.
L'armistice franco-allemand, signé le 22 juin 1940, établit une zone d'occupation dans le nord et l'ouest de la France et plaça le sud du pays sous la coupe d'un nouveau gouvernement collaborationniste dirigé par le maréchal Philippe Pétain et basé à Vichy. Il conservait le contrôle des colonies françaises en Asie et en Afrique, notamment l'Algérie coloniale et les protectorats du Maroc et de Tunisie. C'est en octobre 1940 qu'y furent introduites des lois raciales, mises en place de manière inégale selon les systèmes législatifs existants et les réalités de la guerre.
Si l'Algérie avait rejoint le giron français en 1848, peu de Berbères ou d'Arabes musulmans s'étaient vu accorder la citoyenneté : la plupart des musulmans d'Algérie étaient donc des « sujets indigènes » plutôt que des citoyens. Quant aux Juifs d'Algérie, on les plaçait dans une autre catégorie, puisque le décret Crémieux de 1870 faisait de la plupart d'entre eux des citoyens, à l'exception de petites populations dans les districts militaires du Sahara. En revanche, la France dirigeait ses protectorats, la Tunisie et le Maroc, de manière indirecte, avec un résident général délégué par l'État et des souverains locaux exerçant une autorité symbolique.
Le 3 octobre 1940, la première loi antijuive, dite Statut des Juifs, fut introduite en France. Basée sur les lois de Nuremberg, elle proposait une définition raciale des Juifs vivant en métropole et en Algérie. Quatre jours plus tard, le régime de Vichy abolit le décret Crémieux et les Juifs algériens furent déchus de leur citoyenneté française.
En 1941, le Commissariat général aux questions juives fut établi, sous la direction de Xavier Vallat. Vichy le chargea de superviser les mesures politiques antijuives en France ainsi que de mettre en place la législation nécessaire pour les appliquer. En découla le nouveau Statut des Juifs de 1941, qui vint remplacer le précédent.
Les Juifs de France et d'Algérie se voyaient donc interdits de travailler dans la fonction publique. Des employés furent renvoyés de l'armée (à part un nombre limité d'anciens soldats), de l'administration, de la fonction publique et de l'enseignement (certains étant toutefois autorisés à travailler dans des écoles juives). Il ne leur était également plus possible d'exercer les professions de la presse, du cinéma et de la radio. Un système de quota connu sous le nom de numerus clausus fut imposé aux médecins, architectes, avocats et notaires, limitant le nombre de Juifs à 2 % d'un corps donné. Puis des mesures similaires empêchèrent les Juifs de travailler dans la finance ou de contracter un crédit, ce qui rendait impossible de posséder une entreprise. D'autre part, le régime de Vichy imposa un plafond de 14 % d'étudiants juifs français, pour ensuite leur interdire complètement l'accès à l'éducation publique. Ceci concernait aussi ceux d'Algérie, où le Commissariat général aux questions juives appliqua la législation de manière rigoureuse, avec un contrecoup négatif sur de nombreuses familles qui s'étaient assimilées à la société et la culture de l'Algérie française.
Après la mise en place du numerus clausus, les autorités de Vichy se lancèrent dans « l'aryanisation des biens juifs ». En juillet 1941, une nouvelle législation autorisa la confiscation de biens juifs. Les entreprises en Algérie furent confiées à des « trusts » et les nouveaux propriétaires purent les gérer et en tirer profit comme bon leur semblait. Ces mesures auxquelles vinrent s'ajouter d'autres décrets antisémites poussèrent les Juifs algériens aux marges de la société coloniale française.
La communauté juive d'Algérie répondit à cette évolution avec résilience et apporta des ressources économiques, sanitaires et scolaires à ses familles. Mais l'étau continua de se resserrer. Le 31 mars 1942, les autorités de Vichy mirent en place un organe local connu sous le nom d'Union générale des israélites d'Algérie. Comme les Judenrats dans l'Europe occupée par l'Allemagne, cette instance était censée servir de lien entre Vichy et la communauté juive, réduisant considérablement son autonomie.
Au Maroc et en Tunisie, la législation antijuive prit une forme différente, plus en accord avec la loi coloniale et du protectorat, où les Juifs étaient considérés comme des sujets marocains du sultan et tunisiens du bey. Seule une minorité avait obtenu la nationalité française ou italienne, et eux aussi se trouvaient sous l'autorité juridique beylicale ou du Makhzen. Sous Vichy, le Statut des Juifs de 1940 permettait aux Juifs du Maroc et de Tunisie de conserver leur statut de groupe religieux et ne les considérait pas, juridiquement, comme les membres d'une race inférieure. Ceux-ci pouvaient alors maintenir leur position socio-économique — même si le numerus clausus leur était imposé. Le nouveau Statut de 1941 apporta une définition raciale plus contraignante.
Au Maroc, c'est le résident général Noguès qui supervisa les lois raciales, avec l'assentiment du sultan Sidi Mohamed Ben Youssef (Mohamed V). Là, l'aryanisation commença avec un recensement des personnes, des professions et des biens. Le gouvernement marocain tenta cependant de ralentir sa mise en place par diverses tactiques, même si les Juifs du pays étaient soumis à des limites et des quotas économiques, éducatifs et administratifs. La législation antijuive exigeait également le déplacement des Juifs marocains hors des quartiers européens (les villes nouvelles), où ils vivaient nombreux depuis la fin du 19e siècle, vers les quartiers pauvres, ou mellah. Elle fut appliquée de manière ponctuelle, Fez étant la ville la plus durement touchée. Les mellah surpeuplés y étaient envahis par le typhus et d'autres maladies, ce qui faisait augmenter drastiquement le taux de mortalité de la population juive.
Une partie de la législation antijuive (comme le renvoi des Juifs de certaines professions et la mise en place du numerus clausus) adoptée par le régime de Vichy fut instituée partout dans les villes marocaines. Ses répercussions sur les nombreux Juifs pauvres qui y vivaient ne furent cependant pas néfastes. Dans l'arrière-pays et à la campagne, les chefs tribaux ne recevaient que rarement l'ordre de l'appliquer. Ainsi, les lois de Vichy arboraient le sceau chérifien, et le sultan intervenait fréquemment pour exprimer son soutien à la communauté juive et sa hiérarchie. Il arrivait également que le sultan fasse appel à des caïds (chefs tribaux), par exemple quand les leaders juifs se plaignaient des rations de nourriture ou des pénuries d'huile et de sucre, pour augmenter les quotas, notamment pendant les fêtes religieuses.
Dans le domaine de l'éducation, les Juifs du Maroc et de Tunisie ne subirent pas la douleur des lois antisémite de Vichy aussi violemment que ceux d'Algérie. En effet, la majorité des étudiants dans les protectorats fréquentaient les écoles d'Alliances israélites universelles, et ainsi ne tombaient pas sous le coup des restrictions. De plus, l'assimilation limitée des Juifs du Maroc et de Tunisie — en tout cas par rapport à l'Algérie — minimisait l'impact du numerus clausus. Les professions médicales et juridiques restaient les plus fortement touchées.
Un dernier facteur affecta l'efficacité de la législation de Vichy en Tunisie : les responsables locaux, dont l'amiral et résident général Jean-Pierre Estéva, Ahmed Pasha et Moncef Bey, bloquèrent volontairement la loi, malgré l'influence limitée du bey, dont le protectorat réduisait l'autorité.
L'invasion alliée du 8 novembre 1942 (l'opération Torch) puis l'invasion allemande et italienne de la Tunisie marquèrent un tournant dans la guerre en Afrique du Nord, avec de nombreuses conséquences sur les Juifs qui y vivaient. Avec l'arrivée au pouvoir des Allemands venait une politique raciale antisémite qui obligea les Juifs à porter l'étoile jaune, dicta la confiscation de biens, enrôla les hommes dans des travaux forcés et déporta hommes et femmes dans des camps de travail et d'internement d’Afrique du Nord. Quelques-uns d'entre eux furent envoyés dans des camps de la Pologne occupée. D'autres Juifs tunisiens, marocains et algériens résidant en France métropolitaine, dont le nombre est inconnu, furent déportés dans des centres de mise à mort.
En Italie, les autorités s'opposèrent à la mise en place de lois raciales contre les Juifs tunisiens détenteurs de la citoyenneté italienne. Il n'en reste pas moins qu'en 1942, les responsables italiens ordonnèrent la déportation de Juifs libyens titulaires de passeports britanniques. D'abord internés dans des camps de concentration en Italie, ces femmes et ces hommes furent ensuite déportés à Bergen-Belsen quand les Allemands occupèrent le pays. Les prisonniers y restèrent six mois avant d'être libérés par les Alliés.
Dans toute l'Afrique du Nord, les Juifs subirent la législation antisémite de Vichy à divers degrés, selon le statut dont ils bénéficiaient avant la guerre, leur niveau d'acculturation, selon s'ils vivaient dans des régions urbaines ou rurales, le moment de la guerre et d'autres facteurs. Si les lois de Vichy étaient censées toucher tous les Juifs de la région, ses effets ont en fait été inégaux, façonnés par les histoires de la colonisation aussi bien que par les réalités de la guerre et les règles du protectorat.